janvier 10, 2019

À GENOU. EPISODE 2

LE CORPS
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Cette fois-ci je suis arrivée avec la bonne tenue mais sans carte vitale. La secrétaire a eu l’air de dire que ce n’était pas grave mais dans ma tête j’ai ri. C’est beau les actes manqués. En fait il se peut très légèrement que ce genou me gonfle à défaut d’être gonflé lui-même. Je vais bien, je marche, je vais pouvoir reconduire vite. Alors pourquoi je n’arrive plus à tendre cette jambe, à courir, à m’accroupir. C’est incohérent cette demie invalidité. Ma tête turbine, mon corps à l’apparence des beaux jour mais il est ruiné pour un minuscule truc.

Sans carte on dirait que ce n’est pas si grave, que c’est pas vital, vous voyez?

Je ne sais pas trop comment on fait dans ce cabinet alors j’ai patienté. J’ai vu tous ces jeunes gars à peine sortis du lycée s’engouffrer dans la pièce aux cent appareils comme s’ils savaient où ils allaient. J’ai observé en essayant de saisir les codes de l’endroit. Je n’ai rien compris. Il y a toujours ces élastiques partout et un type fait mollement son exercice en matant son portable. Il y a cette dame au carré gris. Je la connais mais mon cerveau refuse de me dire d’où. Je n’aime pas croiser des connaissances chez le médecin, c’est trop intime la faiblesse d’un corps fatigué, ça ne se partage pas comme un bonjour poli à la sortie de l’école.

C’est donc de l’école que je la connais. Ça ne pouvait pas mieux tomber. Il y avait eu aussi cette maman d’un copain de Violette à l’accueil de la clinique, où je m’étais faite opérer. Et à chaque fois que l’on se salue aux kermesses je sais qu’elle sait. Heureusement il fait toujours très chaud aux kermesse et on a suffisamment picolé pour que ça me passe au dessus.

« Comment elle va Madame? »

Alain il dit « Madame » et c’est ok. C’est pas un Madame qui met une distance, c’est un « Madame » un peu amusé. J’ai vu dans ses yeux que ça le faisait un peu marrer de nous appeler Monsieur et Madame, nous tous, alors qu’il nous malaxe les chairs, qu’il voit bien à l’intérieur de nous. Ses Madame rendent leur lettres de noblesses aux membres fatigués.

Il m’a collé des électrodes sur la cuisse. Il me répète, « surtout on ne perd pas le muscle » et avec ce « on » d’un coup mes muscles lui appartenaient aussi un peu. On a parlé de l’irm que je passais lundi. On sera fixés comme ça.  Il a appuyé sur des boutons, réglé la minuterie sur 30 minutes, l’électricité a fait vibrer mes muscles, c’était pas désagréable de me sentir vivante à nouveau à cet endroit là. « Baladez ça sur le genou sans rester au même endroit pour pas bruler. » Un long tuyau d’air glacé! » Ok c’est dans mes cordes.

Je cherche un décompte sur la machine à électrodes, je le trouve et ça me rassure de savoir que ce truc aura une fin.

Ce truc aura une fin.

À un moment un vieux monsieur entre dans ma pièce, il s’assoit à côté de moi et choppe le tuyau d’air glacé que je venais de libérer. À son tour l’ère glacière… mais il a l’air de connaitre et ça lui soulage son pied tordu, rabougri et déformé.

Les corps ici sont cabossés. Les maux se croisent, vont et viennent. C’est une valse cet endroit, on pourrait presque y boire le thé. Ils ont l’air comme chez eux les jeunes et les vieux. Moi pas encore…

Alain me dit en rigolant qu’il m’avait envoyé Monsieur Gilbert et son pied tordu pour que je ne m’ennuie pas. Je lui ai dit que ce serait un luxe de m’ennuyer et que de toute façon ça ne m’arrivait pas souvent. Qu’ici j’allais me régaler de regarder les gens aller et venir pendant que ma cuisse semblait être en pleine rave party. Quand on écrit, les endroits comme ça sont des mines de diamants.

« Deux fois par semaine pour commencer et on voit comment ça évolue.  Vous revenez mardi? Comme ça on aura l’Irm. »

Je descends la manche de mon pantalon et on parle des corps. De sa patiente africaine qui dit qu’elle ne peut pas perdre le poids qu’elle devrait pour soigner son genou à elle sous peine de perdre l’assise qu’elle a dans sa famille. Et moi qui me battait contre les grammes pris pendant les fêtes…

Les corps.

Ma douleur invisible. Ce petit bout de peau à l’intérieur, tout cassé, tout endolori s’est frayé un chemin. À l’orée de ma rotule il y a un bleu que je n’avais pas vu. Un hématome discret, juste un point violacé qui ponctue la rupture.

« Allez à mardi. Et entrez directement cette fois, pas la peine d’attendre que je vous appelle… »

 

Merci pour l’accueil que vous avez fait à ces quelques lignes cette semaine. Je vous embrasse.

Camille

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6 commentaires

  1. Répondre Nathalie janvier 10, 2019 à 9:13

    J’ai été opérée il y a 7 ans et on m’a posé une prothèse de genou. Ce fût douloureux et la rééducation fut longue. Pendant cette période, mon kiné a été mon allié le plus précieux. Il me semblait qu’il était là seule personne qui prenait soin de moi (alors que je devais continuer à faire tout ce que je pouvais pour que tout roule). La relation que j’ai tissée avec lui est aussi précieuse qu’inattendue. Il a été mon héros et j’ai pour lui une véritable affection (en tout bien tout honneur!). Je te souhaite une telle rencontre. Je t’embrasse.

  2. Répondre Caroline janvier 10, 2019 à 10:23

    Bonsoir,
    J’ai vécu une histoire similaire en avril dernier : ma rotule est sortie de son axe, douleur de la vie, sous les yeux de mes 2 fillettes paniquées…. juste en courant imprudemment le long d’escalier en terre près d’un lac (avec des bottines à talon). Bref, l’horreur, l’immobilisation, la dépendance…. MAIS les séances de kiné pour compenser !!!!! Et ce qui est raconté dans ce billet reflète parfaitement ce qui s’est passé : les corps tordus, endoloris, cassés… cette dame la cinquantaine qui récupérait d’une operation du genou, sa cicatrice violacée gigantesque qui l’a faisait souffrir ; ce jeune homme au physique de déménageur barbu à l’accent toulousain qui rageait de ne plus pouvoir faire de sport depuis….. 2 ans ! Des moments sociaux et des rencontres éphémères dans un drôle de contexte, en apesanteur, hors du monde et des corps valides. Merci pour ce beau billet !

  3. Répondre sandralacouverture janvier 11, 2019 à 10:53

    Waouh, cette écriture, je suis bluffée, réellement, sincèrement.
    J’ai toujours trouvé que tu écrivais très bien, mais là, je ne sais pas, il y a un plus, un petit quelque chose qui fait que j’ai l’impression de lire un livre. Les mots sont justes, le ton est vrai, il y a du rythme, j’adore vraiment.
    Il ne faut surtout pas que tu arrêtes cette série d’articles et tu en fasses quelque chose après.

    Sinon, je te souhaite une belle convalescence.

  4. Répondre géraldine janvier 11, 2019 à 11:13

    Ta blessure est intime, mais tes mots sont universels. Ton corps et celui des autres, nos corps et ce qu’ils racontent.
    Merci pour ce partage
    à mon tour de t’apporter de là où je suis le soutien moral que tu mérites

  5. Répondre salva janvier 11, 2019 à 7:30

    Quel humour et quel tonus! J’adhere totalement a tes maux et a tes mots.

  6. Répondre Margaux janvier 12, 2019 à 4:13

    Lectrice de l’ombre depuis des années, je prends la plume…
    Je trouve ce texte merveilleux, de ceux qu’on a envie de voir couchés sur du vrai papier.
    Et quelque chose me dit qu’il ne résonne pas en moi seulement parce que j’ai connu il y a quelques mois les joies du ligament croisé démissionnaire.
    Il vibre de vérité et de sensibilité, on a envie de les connaître, ces gens abîmés derrière leurs corps tordus.
    Je vous souhaite un bon rétablissement, la route est longue avant d’être debout, mais elle nous apprend beaucoup.

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